Inventé en Chine deux siècles avant notre ère, le premier papier
est composé de l'écorce de mûrier de la même famille que celui qui sert à
nourrir les vers à soie. C’est tout naturellement qu'il est désigné par le même
idéogramme que la soie, le mûrier, le mûrier à papier : Tche.
Les romains lui donnent le nom de papyrus (ce qui deviendra
papier), par analogie avec le support de l'écriture égyptienne.
En France, le papier est connu depuis le 12e et utilisé depuis
le 13e siècle. A cette époque, les gens d'Église, qui détenaient
l'enseignement, l'édition des manuscrits et la censure, voient arriver d’un
très mauvais œil ce concurrent bon marché susceptible de propager une autre
culture. L'armée des copistes et autres enlumineurs trouve tous les défauts à ce
nouveau support.
Ce sont les colporteurs qui fournissent la matière première aux
moulins et souvent se chargent de livrer le papier : ils sillonnent les
villes et les campagnes pour ramasser les ferrailles, les peaux et les vieux
chiffons et les troquent contre aiguilles, épingles, lacets et rubans. La
profession s’organise dès le 13e siècle mais leur réputation est douteuse
et les conflits sont nombreux avec les maîtres papetiers. Chiffons humides,
chiffons de laine, sable et autres corps lourds à l’intérieur des ballots, prix
prohibitifs, rien ne manque pour attiser les haines et les rancunes. Lors des
grandes pandémies, ils sont soupçonnés de ramener la peste et le mauvais sort.
Ancien fils de maître, ou gouverneur marié à la fille du maître,
le maître papetier a passé 10 ou 20 années dans les moulins. Il apporte son
savoir-faire et avec son épouse, il dirige l'entreprise. Autour de lui, il
rassemble les compétences et se préoccupe d'acheter les vieux chiffons, de
vendre les produits fabriqués et surtout de maintenir la bonne harmonie au sein
de la turbulente équipe de papetiers dont il est issu.
Face à la demande croissante de papier, l'Université s'inquiète et
incite le pouvoir à accorder des avantages aux papetiers pour favoriser leur
implantation . Dès 1354, Jean II le Bon accorde aux papeteries de Troyes et
d’Essonnes, l’exemption de tout impôt ou taxe.
C'est l'invention de Gutenberg en 1445 qui est à l'origine de la
fulgurante expansion du papier. La première édition d'une bible de 170 pages en
30 exemplaires sur parchemin montre l'inadaptation de ce support à une
production de masse. Le livre, réservé aux clercs, aux princes et aux nobles,
passe entre les mains de tous ceux qui savent lire. Tout le monde écrit et
publie.
Les adeptes de la nouvelle église réformée choisissent à leur tour
le papier pour assurer leur propagande. À l'époque, les artisans
papetiers,
volontiers frondeurs, n'ont pas de mal à adopter la nouvelle religion.
Noël
Beda, Recteur de la Faculté de Théologie de La Sorbonne, s'insurge et
comprend clairement que si un profane peut se permettre une
interprétation critique de la Bible, il ne sera plus possible de
maîtriser la
diffusion des Saintes Écritures.
Bientôt, les outrances des extrémistes conduisent le roi à prendre
des mesures pour contrôler la production littéraire. En octobre 1517, il
instaure par lettres patentes le dépôt légal, et à Villers-Cotterêts en août
1539, il rend le français obligatoire dans l'administration "pour faciliter la compréhension des
décisions royales et de justice.......le français en lieu et place du latin"
et crée les registres d'état civil.
C'est par le papier que le "mal" se propage en France et
l’intolérance pousse les papetiers à l'exil.
"En 1577,
lors de la prise de la ville d'Ambert par les protestants, on détruisit
cinquante moulins situés aux abords immédiats de la ville parce qu'ils auraient
pu faciliter l'approche des troupes ennemies".
"En 1592,
le duc de Nemours à la tête de l'armée des ligueurs vient mettre le siège
devant la ville et met le feu à plus de 40 moulins".
Au milieu du 16e siècle, la France est devenue la nation
d'Europe la plus exportatrice de papier. En 1554, Montholon, Recteur de
l'Université de Paris, dit au roi : "Il
n'y a en France mine d'or n'y d'argent et n'avons moyen de trafiquer avec
l'estranger et d'avoir leur or et leur argent que par le moyen de manufacture
de la papeterie". La France n’a pas de pétrole mais elle a des
papetiers …
Mi-paysans,
mi-aristocrates, certains papetiers avaient une instruction au-dessus
du commun
des mortels. Gentilshommes, ils portent l’épée et
le poignard et leur filigrane
est leur blason. Sous protection royale, exemptés de tous
droits, exempts de la
collecte des tailles, du logement des gens de guerre et de la milice,
dispensés
de tirer à la milice, les papetiers vivent un âge d'or
dans cette période
troublée par les affrontements entre catholiques et
réformés. Ils sont organisés en jurandes et ne se
conforment qu’à leurs propres lois.
La défense du
groupe est l’objectif majeur de la Confrérie et des règles très strictes
assurent leur pérennité : obligation de prendre épouse en famille papetière,
admission des seuls fils de compagnons en apprentissage, refus de présentation
d’un chef-d’œuvre aux garde-jurés pour les fils de maître, toutes les barrières
sont bonnes pour éviter la concurrence. Souvent ancien compagnon ayant épousé
la fille du maître, ils gardaient le souvenir de leurs « droits » et se
montraient assez tolérants dans les règles qu’ils imposaient ou qu’ils se
faisaient imposer par la « cuve ».
L’arrêt royal du
27 janvier 1739 tente de mettre fin aux conflits entre maîtres et compagnons et
devient un véritable code de la papeterie en définissant :
- l’âge minimum
de l’apprenti à 12 ans,
- l’apprentissage
à 4 ans qui donnera droit à un brevet d’apprenti,
- le
compagnonnage à 4 ans débouchant sur la présentation d’un chef-d’œuvre aux
garde-jurés et aux principaux Maîtres. Dans le meilleur des cas, un apprenti ne
pouvait donc devenir leveur qu'à 20 ans.
Pierre de
Montgolfier, en 1782, dans ses "ordres de la fabrication" stipule : "Le gouverneur du cylindre sonnera la
cloche à 3 h 3⁄4 pour que chacun se lève et soit au travail à 4 h
précises". La journée de travail étant de 12 heures, les papetiers se
retrouvaient libres tout l’après-midi pour aller faire ripaille. En Auvergne,
il était habituel de dire : "A la
foire d’Ambert il n’y a jamais assez de cochons pour les papetiers"…
A chaque épidémie
tous les habits et tissus ayant contact avec les pesteux et autres affligés des
fièvres sont immédiatement brûlés et ainsi purifiés des agissements du malin
comme pendant la peste de Marseille en 1720 et celle qui ravage le royaume en
1747, où l'on chassait les pestiférés des villes. C’est un moyen de prévention
efficace, mais c’est aussi en ces périodes troublées la faillite des papetiers.
Dès 1772, la France et l'Allemagne manquent de chiffons.
Le papier est un
produit facile à taxer. En 1771 on double l'impôt. La fraude devient si
importante que les agissements du fisc deviennent tâtillons et vexatoires. La
région de Grenoble était particulièrement connue pour son économie papetière
"au noir".
A partir de 1750, les guerres et les famines épargnent la France.
La démographie fait un bond jamais vu jusqu'à ce jour. Avec 36 % de moins de 20
ans et 26 millions d'habitants le pays est en ébullition. Jusqu'en 1780,
l'économie est en plein essor. Les techniques évoluent rapidement et le
commerce est en plein développement avec les colonies. Puis c’est la
révolution ; suivant l'exemple américain, la jeune élite française se
rebelle.
Le 11 juillet
1792, la patrie est déclarée en danger. La levée en masse des ouvriers pour
marcher aux frontières désorganise le travail dans les moulins. Par décret de
la Convention, tous les ustensiles de cuivre sont réquisitionnés au profit des
usines de salpêtre. "Les chaudrons
qui servoient à la colle ont quitté le moulin et les bacholles de fortune
utilisées par le saleran pour cuire les retailles ne font pas du bon ouvrage,
et souvent le papier est gâché lorsqu'on le trempe dans ce qui sert maintenant
de mouilloir."
Avec la guerre
aux frontières, sévit le blocus que nous imposent les royaumes d'Europe. La
principale monnaie d'échange que transportaient aisément les colporteurs se
composait essentiellement de rubans, d'aiguilles et d'épingles. Ces produits
manufacturés venaient principalement d'Angleterre et brutalement les
colporteurs s'en trouvent dépourvus. Les ménagères qui, en ces périodes
troublées, conservent facilement leurs loques, se refusent obstinément à donner
leurs vieux « drapeaux » s'il n'y a même pas d'épingles en échange. La
collecte se fait rare et les moulins manquent de matières premières.
Le 4 ventôse An
II (22 février 1794) - Jean-Louis Cuiquet, papetier à Paillard (dans l’Oise)
écrit :
"La matière première connue sous le
nom de chiffon est très chère et, en outre, devient rare, au point que je suis
à la veille d'en manquer. Cette rareté est occasionnée par celle des épingles,
avec lesquelles on est dans l'usage de ramasser cette matière dans notre
département et qu'il serait difficile de s'en procurer par un autre moyen, les
gens de la campagne tiennent singulièrement à cet usage."
Dès 1790, la planche à billets, grande
dévoreuse de papier de qualité, a des besoins immenses. Ils sont si grands que
tous les moulins de la République sont sommés de se mettre à l'ouvrage. Avec la
guerre, la France a besoin d'argent.
Il faut aussi
propager les idées nouvelles, faire passer dans le pays le souffle
révolutionnaire, maintenir l'enthousiasme. Les journaux se multiplient, la
presse atteint des sommets jusqu'à ce jour inconnus.
Statistiques,
états, recensements, réquisitions, requêtes, fleurissent dans le moindre
village, le hameau le plus reculé. C'est une débauche de
"paperasserie". Pendant la période révolutionnaire, l'imprimerie ne
sait plus où donner de la tête. Elle explose et sa demande en papier est
immense.
Les
révolutionnaires comme les rois prennent les mêmes décisions et usent de
l'interdiction et de la contrainte.
"Pour combattre les rois ameutés contre nous,
le papier est aussi nécessaire que le fer. Avec nos écrits, autant peut-être
qu'avec nos armes, nous portons l'effroi dans leurs âmes dépravées. Ce sont nos
écrits qui attisent le feu sacré de la liberté, et le désir de
l'insurrection." … "La
sortie des drilles ou chiffes hors de la République est interdite."
Les citoyens sont
invités à livrer "vieux linges, chiffons, vieux drapeaux, pattes et rognures de
parchemin ; chacun est tenu d’en fournir au moins une livre d’ici au premier
prairial…" … "Nous vous
invitons à donner une attention particulière aux rognures de parchemin qui
servent à coller le papier ; devenues extrêmement rares, il est important
qu'elles soient recueillies avec soin."
Dans une lettre postée d’Angoulême le 18 février 1809 (Maladie des
papetiers -1809, AN 121591), le Préfet du Département de la Charente, Membre de
la Légion d'honneur, à son excellence le Ministre de l'Intérieur Comte
d'Empire, signale :
« Les
papetiers vivent dans un air humide et marécageux ; dans la cuve où l'on fait
du papier et où ils sont forcés de rester 12 à 14 heures par jour, ils nagent
dans la vapeur qui s'en élève abondamment et la fibre se relâche
continuellement. A tout prendre la profession de papetier est pénible. Les
propriétaires de ces usines y résident rarement ; ils y sont fréquemment
pendant qu'ils sont jeunes mais vers les 45 ans, l'affaiblissement de leur
santé les avertit de quitter ce domicile malsain (…). Le vin est pour eux de
première nécessité et il prolonge l'existence de celui qui en use avec
modération. On a remarqué que quand il est rare, il y a plus de malades parmi
eux. »
Un rapport de
1813 constate : "Les ouvriers
papetiers sont de bonne heure hors d’état d’exercer le métier, leurs bras
perdant toute souplesse quand ils ont atteint l’âge de 42 à 45 ans, soit par la
continuelle immersion de leurs membres dans l’eau, soit encore par
l’intempérance qui leur est habituelle".
Piles
à maillets au 18ème Siècle (Encyclopédie Diderot)
Les informations ci-dessus
proviennent de différents documents publiés sur le site du CERIG (Centre
d'Etudes et de Ressources des Industries Graphiques) au chapitre «Histoire de
nos métiers».
http://cerig.efpg.inpg.fr/accueil.htm
En particulier : « Le livre, Web
de la réforme », conférence d’André
FAURIE, ingénieur EFPG, le 12/10/2000 à la Cellulose et
« Louis Nicolas ROBERT, inventeur de la machine à papier
», du même auteur (La Cellulose, numéro
spécial, 1999)